LE GRAND ENJEU EST DE N’AVOIR PAS VENDU TOUT CE QUI SE TROUVE EN NOUS

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Valentin Nicolau, je vous propose d’écrire ensemble un texte dramatique. Le protagoniste est un ex étudiant en géologie, qui a renoncé à sa profession. Mais pourquoi ?

Le choix de la faculté s’est trouvé sous le  signe du compromis, même si ensuite j’ai aimé la géologie-géophysique. Mon option n’a pas été générée par le désir, mais uniquement par ce que j’aurais pu faire de plus convenable à ce moment-là. Il y a quelques fois des compromis heureux. J’ai choisi la Faculté de géologie-géophysique, me rappelant les paroles d’une personne rencontrée dans les années du lycée qui me disait qu’on apprend des choses fascinantes à la géologie et le métier comporte deux grands avantages : on n’a pas de chefs et, par contre, on a du temps libre en abondance pour faire ce qu’on aime. Quel meilleur argument pour un homme qui désirait, au fond, autre chose ?!

Certains de ses collègues de faculté, de génération, se sont réalisés d’une manière brillante à l’étranger, dans le métier même pour lequel ils se sont préparés. D’autres pourtant, restés au pays, ont trouvé refuge dans d’autres professions. Comment regarde notre héros le monde d’où il s’est détaché, monde qui se trouve à présent dans une dégringolade?

J’ai des colègues qui ont fait des carrières brillantes aux États Unis, au Canada ou en Australie. Parmi ceux restés au pays, il y en a peu qui pratiquent encore la géologie ou la géophysique. De toute façon, presque tous ont réussi à se réaliser professionnellement. Cela signifie que l’école a été vraiment exceptionnelle. Nous ne nous sommes pas préparés seulement pour un métier, mais également pour faire face aux grands défis, aux grands changements. Les années qui se sont succédées après la Révolution ont signifié et la période des plus grandes réorientations professionnelles, des plus radicaux changements de destins. Je suis un des ceux qui sont sortis d’une existence et, depuis, pénêtrent dans d’autres et d’autres histoires qui semblent être leur vie. Tous les grands moments de l’histoire font apparaître de telles conversions et réarrangements de destin. En ce qui me concerne, il n’est pas encore arrivé le temps de m’arrêter et de regarder mon parcours, d’autant moins l’expliciter.

Le personnage principal de notre pièce s’est lancé dans les affaires. Il a fondé une maison d’édition, Némira, qui est devenue rapidement connue, surtout grâce aux SF et aux textes philosophiques de grand intérêt. N’a-t-elle pas été une entreprise hasardée?

Le hasard, l’imprévu font partie de toute histoire, voir parfois même son moteur. Les premières années après 1989 ont créé des hypothèses et des situations uniques, irrépétables. Il fallait découvrir toutes les „amériques”, il fallait revivres toutes les histoires du commencement. Et tout était sur le fil du couteau. Némira a été et restera une des grandes et belles histoires de ces années. Presque un conte de fée. J’ai parfois la sensation que ce n’est pas moi celui à qui ces choses sont arrivées. Pour m’en convaincre, j’ouvre quelques livres, parus récemment, sur l’histoire des maisons d’édition roumaines. Et j’y lis que cela m’est vraiment arrivé.

Je vous propose un retour dans le temps : nous devons motiver d’une certaine manière l’option du héros. Aimait-il le livre ? Etait-il un entrepreneur qui attendait une occasion favorable pour s’exprimer ?

A l’époque, « entrepreneur » avait des sens plus restreints. J’étais plutôt un survivant, un parmi les désespérés qui cherchaient vivre en travaillant et en passant par toutes sortes d’épreuves et de métiers. Je pense que les premiers sous je les ai gagnés lorsque je n’avais pas encore accompli mes 13 ans. J’ai été tour à tour fabriquant de « mărţişoare »  (petits porte-bonheur que les femmes roumaines portent lors du 1er mars), sondeur, marin, peintre, docker, répétiteurs pour les mathématiques et la physique et je crois avoir oublié quelques autres travaux d’occasion. Avec Némira il s’est passé quelque chose de spécial, qu’on peut rarement rencontrer dans la vie. Némira m’a offert la chance de transformer ma passion en profession et, en plus, obtenir un succès immense, y compris celui financier. Raison pour laquelle, je répète, Némira est une histoire d’exception.

Restons dans la sphère de la biographie. Qu’est-ce qui l’a déterminé à devenir dramaturge ? A-t-il eu des antécédents en tant que poète, romancier, jusqu’à ce qu’il s’est dirigé vers le théâtre ?

Je ne pense pas qu’on puisse donner une réponse qui couvre totalement une demande qui commence avec « qu’est-ce qui l’déterminé à … », lorsqu’il s’agit du début d’un écrivain, à moins qu’on accepte, et beaucoup le font ou même le prononcent, que le Roumain est né poète. Alors, le cas devient plus simple. En ce qui me concerne, et maintenant je parle sérieusement, cette séquence n’est pas la plus relevante. J’ai gribouillé quelques pages pendant mon adolescence, auxquelles se sont ajouté de manière sporadique d’autres pages, jamais pourtant écrites avec le sentiment de les publier un jour. Peut-être là, il y a un premier signe. Mes essais, n’importe lesquels, ont démarré lorsque j’ai reçu un défi ou, mieux, lorsque le défi venait de ma dispute avec moi-même. Dans le cas de l’écriture, de ma sortie sur le marché, j’ai été prudent. J’avais à ce moment là le handicap d’être un des plus connus éditeurs. Or, on dit des bons éditeurs qu’ils sont de règle de grands écrivains ratés. Au pays de la Mioriţa, dans toute réussite simple et normale, on y ajoute la suspicion, la méfiance. La plupart des Roumains ne peuvent accepter ni pardonner qu’on peut faire plusieurs choses réussies, qu’on peut avoir du succès. Avec cette crainte, j’ai perdu presque deux ans, envoyant mes textes aux concours de dramaturgie, aux secrétariats littéraires des théâtres de presque tout le pays. Je dois reconnaître que j’étais le premier à douter de moi-même, que j’avais besoin d’être confirmé, d’être reconnu. Cette confirmation et cette reconnaissance sont arrivées et m’ont validé. J’ai obtenu des nominalisations successives aux prix UNITER et j’ai reçu le grand prix pour dramaturgie du Ministère de la Culture, le président du jury étant Nicolae Manolescou. Presque à la même époque, 1998, un théâtre de province jouait ma première pièce. Le tout a été sous le signe d’une série de circonstances et rencontres remarquables. Je ne peux pas oublier Victor Parhon et Tudor Popescou, des hommes qui ont beaucoup signifié pour moi à cette époque-là.

Notre héros écrit des pièces dans lesquelles le monde roumain d’après 1990 se reconnaît. Il dévoile avec amertume les tares d’une transition mal conçue, depuis la dictature à la démocratie. Craignant comme beaucoup d’auteurs de ne pas tomber dans le provincialisme, il transfère le tout dans un général valable qui n’a plus de rapport avec un lieu précis. Est-ce bien ce qu’il fait ?

Pendant longtemps, j’ai été poursuivi par les thèmes de la Roumanie de cette période, aussi riche, aussi pleine de significations. Je ne crois pas que la crainte du provincialisme m’a poussé à éviter « les méandres du concret » de ces années, mais plutôt, le fait que au-delà des expressions et des décors précaires du quotidien il y a les invariants historiques qui nous hantent. Je crois que toutes les choses que nous vivons refont les mythologies nationales. Nous recyclons des archétypes, surpris par nos propres vécus, comme s’il s’agissait de produits exclusivement contemporains. Mais si on parle du théâtre, qui a vu O scrisoare pierdută (Une lettre perdue) mise en scène par Tocilescou peut-il dire que le texte a été écrit il y a cent ans ?

La protagoniste de notre spectacle est intéressé par les mécanismes du Pouvoir, ainsi qu’elle s’exerce aux différents niveaux, mais l’analyse qu’il entreprend le détermine-t-elle à désirer qu’il la possède lui aussi ? Devient-il obsédé par la réussite ?

Les écrivains exorcisent leurs obsessions sur des pages blanches. Ils le font parfois avec discrétion, parfois avec nudité. La fascination des mécanismes du pouvoir m’a hanté et me hante encore. J’espère m’en libérer écrivant encore sur ceux-ci, d’autant plus que pendant les dernières années, j’ai jeté un coup d’œil et sur les traités de gouvernement.

Dans l’analyse de l’être humain, quelles importantes découvertes a-t-il fait ?

Plusieurs fois, la plus importante découverte est liée à une chose très simple, pourtant pas du tout banale, à une révélation  pressentie à l’avance. Il n’y a pas de limites, certitudes et c’est une bêtise de chercher à tout comprendre.

Notre héros connaît un autre succès – il est investi avec une fonction importante, celle de Président-Directeur général de la Télévision roumaine. C’est une ascension plausible pour notre héros ?

Il est important dans le théâtre que tout ce qui se passe sur la scène soit possible et dans la vie réelle. Si la fiction acquiert la force de la réalité la dépassant par l’art, le spectateur en est convaincu. Il en sera marqué, comme s’il aurait vécu une expérience de vie remarquable. Dans l’acte « Nicolau – président de la TVR » il y a encore trop de linéarité. Les mouvements ont été prévisibles. On va voir ce qui va s’en suivre.

Il voit ses pièces mises en scène dans d’importants théâtres, voire à la télévision. Il pourrait être hanté par une inquiétude : l’inquiétude que c’est le prestige de l’auteur, le prestige de sa fonction qui provoque de telles victoires. Comment chasse-t-il de pareilles inquiétudes ?

Je ne suis pas hanté par de telles inquiétudes. Je vous ai déjà relaté une partie des épreuves que j’ai subies. La pièce transmise au poste de télévision a été diffusée trois mois après ma nomination, mais on a commencé à y travailler six – sept mois avant cela. La première tentative de la mettre en scène au théâtre Nottara s’est produite à peu près trois ans avant la première. Pendant ce délai, le théâtre a changé quatre directeurs. Au Théâtre National, la mise en scène de ma pièce a duré presque un an. Qui a une toute petite connaissance du rythme qui existe dans le théâtre roumain, reconnaît et dans mon cas, les mêmes histoires lentes et indécises.

Il est encore un jeune homme, avec de grandes responsabilités pourtant. Comment leur fait-il face ? Dans quelle mesure la pièce où il joue n’est pas écrite par nous, mais par d’autres ?

Comme je faisais à l’époque où j’encadrais des tableaux, où je travaillait sur le bateau, où je vadrouillait à la recherche de « substances utiles » là où les autres ne voyaient que des paysages. J’ai l’entêtement de mener  les choses jusqu’au bout. Peut-être aussi par le respect que j’ai pour le temps accordé à l’exécution de ces choses je ne supporte pas de constater que j’aurais pu le gaspiller ailleurs. J’ai peur de vivre à bon marché. En ce qui concerne la demande qui est l’auteur du scénario, à chacune de mes réponses, la question va rester la même. Le plus souvent, nous écrivons nous-mêmes nos actions, nos répliques, mais sous la dictée de quelqu’un d’autre. Après cette constatation, nous pouvons être soit mystiques, soit dérisoires.

Peut-il assurer une indépendance et une crédibilité à la Télévision roumaine ? Quelques fois les nouvelles transmises dérangent plus les gouvernants que la manière dont elles sont transmises par d’autres chaînes de télévision, timorées peut-être par des fardeaux financiers. S’agit-il de courage ? Ou d’une préparation pour un certain moment ?

Pour toute institution des médias, la parole-clé est la crédibilité. Pour la Télévision roumaine il est encore difficile de redécouvrir cette dimension. Elle a une histoire chargée qui vient d’un autre monde, le monde de la télévision d’Etat, de parti, la télévision de la famille du conducteur. Ensuite, elle a vécu la Révolution en direct, entre le sublime et l’obscur. Il y a eu ensuite la transition, lorsque tous les pouvoirs se sont battus pour elle, pour la posséder et la mettre à produire. Elle essaie maintenant de construire son identité, de ce qu’elle doit être effectivement – service public de télévision, d’après le modèle européen. Tout le long de son histoire, la Télévision Roumaine a été le miroir des temps. Je suis parfois tenté de croire que, si la TVR va changer, quelque chose changera effectivement dans la société roumaine. Dans ce système fractal, où la partie reproduit le tout, le changement peut avoir comme détermination ou au moins comme première confirmation les images qui apparaissent sur l’écran de la TVR.

Les expériences qu’il vit ne le falsifient-elles pas ?

Les expériences ne falsifient que dans la mesure où le personnage s’y prête. Nous ne menons pas la lutte importante avec les autres, mais avec nous-mêmes. Le grand enjeu est  de rester authentique par rapport à nous-mêmes, de nous appartenir. De n’avoir pas vendu tout ce qui se trouve en nous.

Je dois convenir que je ne sais pas, que je n’entrevois pas le dénouement. Il pourrait être un succès éclatant ou une déception. Lequel choisissons-nous ?

Et dans un cas et dans l’autre, l’histoire du personnage ne peut être qu’un récit raconté par les autres. En ce qui concerne le succès, combien de désillusions peut-il comprendre ! Cela dépend du point de vue, de la salle, ou de la scène.

(Interview de George Arion, Flacăra, no


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